Petite histoire du poème arabe en prose
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Lorsqursquo;elle se confronte agrave; la litteacute;rature occidentale, la litteacute;rature arabe du XXe siegrave;cle, souffre drsquo;un problegrave;me de traduction, ce qui entraicirc;ne une reacute;ception confuse de la terminologie qursquo;elle exporte. Il en va ainsi du poegrave;me en prose. Citons par exemple le cas drsquo;Amin Al Rihani : lorsqursquo;au deacute;but du siegrave;cle, il publie des poegrave;mes agrave; la maniegrave;re de Walt Whitman (auteur de vers libres) il les qualifie improprement de " poeacute;sie en prose ".
Le poegrave;me en prose, initieacute; en Occident, nrsquo;existe pas dans la langue arabe quoiqursquo;on en dise. Reacute;cemment, jrsquo;ai essayeacute; de seacute;lectionner des poegrave;mes en prose dans la production poeacute;tique arabe en suivant les critegrave;res de Maurice Chapelan : " briegrave;veteacute;, intensiteacute;, gratuiteacute; ", et de les reacute;unir dans Le Spleen du deacute;sert. Petite anthologie de poegrave;mes arabes en prose, Paris-Meacute;diterraneacute;e eacute;ditions, Paris 2001). Dans lrsquo;abondante production qui preacute;tend reacute;pondre agrave; ce genre, je nrsquo;ai pu retenir qursquo;une quarantaine de piegrave;ces satisfaisant drsquo;assez pregrave;s agrave; la deacute;finition de cet auteur. Le reste, lrsquo;essentiel des textes examineacute;s, est constitueacute; de prose poeacute;tique, et de faccedil;on geacute;neacute;rale, de piegrave;ces en " vers libre ".
La culture arabe srsquo;appuie sur un dispositif de deacute;fense visant agrave; affirmer son anteacute;rioriteacute; dans lrsquo;expeacute;rimentation creacute;ative sur toutes les autres cultures. Elle refuse toute importation de modegrave;les eacute;trangers sauf agrave; les deacute;naturer pour nrsquo;en laisser subsister que la forme inerte. Les concepts emprunteacute;s viennent toujours approximativement revecirc;tir un mannequin typique de lrsquo;heacute;ritage arabe. Lorsque le poegrave;me en prose a sembleacute; deacute;structurer le socle religieux de la langue, les auteurs incrimineacute;s se sont deacute;fendus agrave; la maniegrave;re arabe en invoquant les soufis comme preacute;curseurs de cette forme, niant ainsi toute reacute;feacute;rence occidentale. On se souvient qursquo;Adonis deacute;clarait agrave; propos du poegrave;me en prose en 1974 : " cette eacute;critue particuliegrave;re est connue de la litteacute;rature arabe avant toute litteacute;rature eacute;trangegrave;re sans exception. Car, la litteacute;rature arabe est plus ancienne que tout litteacute;rature europeacute;enne connue ". Dans la mecirc;me veine, il affirmait par ailleurs lors drsquo;un entretien publieacute; dans le quotidien libanais As Safir (12/05/1983) : " le surreacute;alisme franccedil;ais est artificiel et le surreacute;alisme arabe (le soufisme) est naturel " !
Si nous tentons drsquo;analyser ce que les Arabes entendent par poegrave;me en prose, force est de constater que les mobiles lieacute;s agrave; cette production restent assez difficiles agrave; saisir. Il srsquo;agit drsquo;un complexe ougrave; les aspects sociaux, politiques, litteacute;raires, srsquo;enchevecirc;trent. Crsquo;est pourquoi je limiterai mon propos agrave; certains points de repegrave;re qui expliquent en partie la suspicion qui reste attacheacute;e agrave; ce concept dans les pays arabes.
Apregrave;s une lecture hasardeuse du livre de Suzanne Bernard, Adonis eacute;crivit en 1960, dans le ndeg; 14 de la revue Shrsquo;ir, un article fort confus intituleacute; Poegrave;me en prose. Avant cela, personne dans la reacute;gion nrsquo;avait songeacute; agrave; ce terme pour qualifier une expeacute;rience non meacute;trique de la poeacute;sie. Adonis, lui mecirc;me, nrsquo;a jamais composeacute; un poegrave;me comparable agrave; ceux qursquo;eacute;tudiait Suzanne Bernard. Son poegrave;me Arouad, princesse de lrsquo;illusion (Shilsquo;r ndeg; 10, 1959) consiste en une suite de versets agrave; la maniegrave;re de Saint John Perse qursquo;il avait traduit en 1957. Ce poegrave;me eacute;tait accompagneacute; drsquo;une note renvoyant agrave; des reacute;feacute;rences bibliques, des chants pheacute;niciens et des textes soufis. On nrsquo;y trouve aucune espegrave;ce de reacute;feacute;rence moderne au poegrave;me en prose.
Preacute;ceacute;dant ce premier usage de lrsquo;expression " poegrave;me en prose " dans Shilsquo;r, Amin Al Rehani, Albert Adib, Tawfiq Sayyigh, Jabra Ibrahim Jabra, Ounsi El Hage ou encore Mohammed al Maghout srsquo;eacute;taient essayeacute;s au poegrave;me non meacute;trique. Il existait drsquo;ailleurs une veacute;ritable tradition du vers libre depuis les premiegrave;res anneacute;es du XXe siegrave;cle. Lrsquo;appellation " poegrave;me en prose ", qui fut appliqueacute;e agrave; lrsquo;ensemble de la production en vers libre, a eacute;teacute; introduite avant mecirc;me que ne soit constateacute;e la production drsquo;un quelconque poegrave;me en prose qui aurait permis drsquo;attirer lrsquo;attention des poegrave;tes sur ce genre preacute;cis.
Comme toujours dans les pays arabes, elle est apparue agrave; la maniegrave;re drsquo;un slogan et lrsquo;on ne vit pas la diffeacute;rence profonde entre un poegrave;me en prose et un poegrave;me en vers libre. Adonis ne percevait pas combien lrsquo;uniteacute; organique drsquo;un poegrave;me en vers libre reacute;side dans le vers, alors que celle du poegrave;me en prose est dans la phrase. Feuille apregrave;s feuille, la forecirc;t srsquo;ouvre et se referme. Lagrave; est la rheacute;torique.
La revue Shilsquo;r nrsquo;a jamais tenteacute; de clarifier la notion occidentale de poegrave;me en prose et de faire connaicirc;tre de telles productions. rares sont drsquo;ailleurs les revues qui lrsquo;on fait. Tout au plus, dans les anneacute;es soixante, Hiwar a publieacute; quelques textes arabes sous la rubrique " poeacute;sie en prose ", reprenant ainsi litteacute;ralement la terminologie Poetry in prose freacute;quemment utiliseacute;e agrave; lrsquo;eacute;poque dans les revues ameacute;ricaines. Ces textes cependant eacute;taient descriptifs et ne correspondaient nullement aux critegrave;res du genre. Jrsquo;ai essayeacute; quant agrave; moi drsquo;eacute;claircir la situation en publiant dans le numeacute;ro 6-7 de Faradis (1993), une anthologie repreacute;sentative du poegrave;me en prose international.
Les poegrave;mes de Tawfiq Sayyigh, de Jabra Ibrahim Jabra, de Mohammed al-Maghout et mecirc;me la plupart des poegrave;mes drsquo;Ounsi El Hage montrent une affiniteacute; plus eacute;troite avec le vers libre (agrave; la maniegrave;re anglo-saxonne ou surreacute;aliste), qursquo;avec le poegrave;me en prose au sens propre. Sayyeg et Jebbra avaient drsquo;ailleurs conscience drsquo;eacute;crire des vers libres agrave; lrsquo;occidentale.
Qui plus est, pour en brouiller la reacute;ception, le poegrave;me en prose, dans sa version arabe, a eacute;teacute; diffuseacute;, en pleine guerre froide (eacute;mergence du nationalisme arabe sous lrsquo;eacute;gide de Nasser, monteacute;e en puissance des luttes de reacute;sistance palestiniennes, conflits ideacute;ologiques entre les partis, etc.), par des auteurs fustigeacute;s comme deacute;fenseurs du libeacute;ralisme ameacute;ricain. Il eacute;tait eacute;vident, dans ce contexte, que cette expression serait deacute;nonceacute;e comme une tentative impeacute;rialiste de manipulation anti-arabe. La revue Al Aadab en particulier srsquo;est offerte comme tribune aux adversaires arabistes les plus virulents de la tendance poeacute;tique soutenue par Shilsquo;r.
Dans une telle conjoncture, Adonis (et dans une certaine mesure Ounsi El Hage dans sa preacute;face agrave; Lan) a conccedil;u le poegrave;me en prose comme un argument militant utile aux enjeux politiques du moment, mais jamais comme une creacute;ation langagiegrave;re, une creacute;ation qui, pour paraphraser Baudelaire, nrsquo;a pas la Veacute;riteacute; pour objet, [qui] nrsquo;a qursquo;Elle-mecirc;me. Le poegrave;me en prose srsquo;arrache des projets qui lrsquo;occultent.
Le poegrave;me en prose (occidental et monolithique ou arabe et en vers libre) est structurellement incapable de servir drsquo;appui ideacute;ologique comme la poeacute;sie meacute;trique (al-Shilsquo;r al Hurr) dont la rythmique mecirc;me facilite la meacute;morisation des slogans.
Contrairement au vers libre, qui entre directement en conflit avec la meacute;trique, le poegrave;me en prose, au sens occidental, relegrave;ve de cadres tout agrave; fait particuliers. Si sa probleacute;matique avait eacute;teacute; poseacute;e seacute;rieusement, avec des exemples et des donneacute;es contextuelles et historiques, le genre aurait pu seacute;duire de jeunes eacute;crivains arabes qui eacute;taient en quecirc;te de nouvelles formes drsquo;expression. Drsquo;ailleurs, bien qursquo;ignorant les ressorts narratifs du poegrave;me en prose, certains drsquo;entre eux - comme le nouvelliste syrien Zaccaria Thamer ou encore lrsquo;Irakien Khaled Al Rawi adepte de la tregrave;s courte nouvelle - srsquo;adonnaient agrave; une forme drsquo;eacute;criture comparable.
Des jeunes, qui recirc;vaient de fuir le cloaque pour lrsquo;espace libre du poegrave;me et cherchaient agrave; srsquo;exprimer dans des recueils diffeacute;rents, devinrent la cible des critiques litteacute;raires arabes parfaitement ignorants des choses du poegrave;me en prose comme du vers libre. Ceux-ci consideacute;raient cette production naissante avec les preacute;jugeacute;s qursquo;ils tenaient de la prosodie classique. Ils nrsquo;avaient cure des rythmes mutants, des vocables de bitume conquis sur lrsquo;eacute;terniteacute; du deacute;sert, de la dissonante musicaliteacute; des phrases urbaines. Le poegrave;me arabe moderne nrsquo;a jamais trouveacute; la critique intelligente qui lrsquo;aurait promu contre le consensus.
Apregrave;s quarante ans de vacarme et de tintamarre accompagnant la simple nouvelle du livre de Suzanne Bernard, sa traduction arabe vient seulement de paraicirc;tre. Autant dire que les traductions attendues de Baudelaire, Jacob, Ponge (ne parlons pas de Mac Orlan, Norge, Bealu, Rousselot, etc.) ou celles de tant drsquo;eacute;tudes et drsquo;oelig;uvres en leur temps innovantes, celles encore qui depuis surent deacute;passer le genre pour une prose particuliegrave;re ne verront pas le jour de si tocirc;t ! Ocirc; ma langue, de quelle nuit du temps nous parviens-tu ?hellip; Tu preacute;tends tout connaicirc;tre, tout recevoir, tout savoir !hellip;
Aujourdrsquo;hui, selon toute apparence, il ne reste aucune place pour un nouvel art poeacute;tique. Le meacute;tissage mondial des genres, ougrave; le poegrave;me se voit libeacute;reacute; de toutes structures, est deacute;sormais en marche. Je crains pourtant que les Arabes encore une fois ne srsquo;emparent drsquo;une simple formule sans porter lrsquo;expeacute;rience jusqursquo;agrave; lrsquo;horizon qursquo;elle promet !
Entre lrsquo;eacute;veil et le sommeil, lrsquo;anecdote ouvre le coelig;ur de lrsquo;alphabet. Le reacute;cit nous guide vers un insecte deacute;lirant que la lumiegrave;re deacute;vore de dents invisibles. La gratuiteacute; est une piegrave;ce qursquo;on a besoin de deacute;poussieacute;rer de temps en temps, de restaurer. Le poegrave;me en prose est un acte clocirc;t : il est toujours eacute;crit pour la premiegrave;re fois.
Tel est donc lrsquo;eacute;tat brut de la matiegrave;re : lrsquo;avenir brille comme une eacute;toile apeureacute;e. Nos mains tracent agrave; perte de vue des nueacute;es noires. Lrsquo;image encore une fois se vecirc;t des couleurs creacute;pusculaires. Tout est agrave; la merci drsquo;une goutte de blancheur.
Abdul Kader El Janabi
Paris, 2001